34.
L’expédition descendit le Nil de Thèbes à la hauteur de Coptos où bêtes et hommes débarquèrent pour prendre la piste du désert qui menait à la mer Rouge et à la péninsule du Sinaï, riche en mines de turquoise et de cuivre, exploitées depuis l’Ancien Empire. Sous la conduite de Thouty, qui connaissait bien les lieux, elle délaissa la piste qui menait à une carrière de granit et se dirigea vers le Gebel el-Zeit.
Bien que la pluie ne tombât presque jamais dans la région, elle bénéficiait néanmoins d’une certaine humidité due à la mer Rouge, et des îlots de verdure s’épanouissaient çà et là, notamment au pied d’une impressionnante chaîne de montagnes aux pics hauts de mille mètres.
La plupart des Égyptiens redoutaient le désert, peuplé de créatures étranges et dangereuses ; mais chacun savait qu’il préservait les corps pour l’éternité et qu’il contenait d’immenses trésors, de l’or, de l’argent, et toutes « les pierres pures engendrées dans le ventre des montagnes ». On pouvait traverser le désert, non y habiter, car il était l’au-delà présent sur terre. Et il fallait des guides expérimentés pour ne pas tomber dans ses multiples pièges.
Paneb marchait à côté de Thouty qui, en dépit de sa fragile constitution, imprimait un bon rythme à la troupe.
— J’ai l’impression que ce voyage te plait.
— Encore plus que ça ! s’exclama l’Ardent. Quels magnifiques paysages... Le sable ressemble à du feu, et il est doux à mes pieds. Par bonheur, notre village est situé dans le désert ; il faut sa puissance pour secouer les hommes et les délivrer de leur mollesse.
— Que penses-tu de ce Daktair ?
— Pour moi, il n’existe pas. Un petit fonctionnaire trop gras que ses privilèges rendent ivre de vanité.
— Méfie-t’en quand même. Lorsque je travaillais à Karnak, j’ai croisé des individus de ce genre-là, certes moins dangereux. Qu’il ne nous aime pas n’a rien d’étonnant, pourtant j’ai le sentiment qu’il y a peut-être plus grave.
Paneb considéra Thouty avec étonnement.
— As-tu résidé dans le domaine d’Amon ?
— J’y ai appris à travailler le bois précieux, l’or et l’électrum, à ciseler des décors, à revêtir d’or des portes, des statues et des barques, et j’aurais atteint un haut degré dans la hiérarchie si Kenhir n’avait pas fait appel à moi. La Place de Vérité avait besoin d’un orfèvre expérimenté : je n’étais que le troisième sur la liste, mais le tribunal d’admission avait rejeté les deux premiers.
— Pourquoi ne pas être resté à Karnak ?
— Je n’avais jamais osé frapper à la porte de la confrérie, mais je savais qu’elle détenait des secrets de métier qui n’étaient dévoilés nulle part ailleurs. Y avoir accès me semblait impossible. Alors, quand l’occasion s’est présentée, j’ai tenté ma chance.
— Aurais-tu entendu l’appel ?
— Depuis le premier instant où j’ai tenu de l’or entre mes mains... Mais j’ignorais que c’était lui et qu’il me rendait différent des autres orfèvres. La confrérie l’a reconnu comme tel et m’a admis dans l’équipe de droite. Quel jour merveilleux... Maintenant, il faut supporter la souffrance.
— Tu pourrais avoir un autre enfant.
— Non, je préfère garder intact le souvenir de mon fils, de son enfance rieuse, de ses jeux, de ce bonheur que je n’ai pas su retenir... Et je te remercie de m’avoir fait sortir de ma torpeur pour prendre part à cette expédition. Seul, j’aurais été désemparé ; avec toi, il sera possible de remplir cette mission difficile.
— Pourquoi redoutes-tu Daktair ?
— Parce que nous allons recueillir un produit dangereux dont des règles strictes ont fixé l’utilisation. En tant que directeur du laboratoire central, il pourrait avoir l’intention de les violer.
— Ne sommes-nous pas chargés de les faire respecter ?
— C’est la raison pour laquelle nous pourrions devenir gênants. A priori, cette expédition n’avait rien de périlleux ; depuis que j’ai rencontré Daktair, je n’en suis plus si sûr.
Paneb eut un sourire gourmand.
— Puisse-t-il avoir la bonne idée de s’en prendre à nous !
— Nous ne sommes que deux, Paneb.
— D’après ce que j’ai pu comprendre, tu ne manques pas d’amis parmi les mineurs et les chercheurs de minerais.
— Avoir traversé plusieurs fois ce désert avec les mêmes hommes crée des liens, c’est vrai. La plupart d’entre eux ne se retourneront pas contre nous.
— Sois tranquille, Daktair n’a aucune chance.
Daktair était le seul à se déplacer sur le dos d’un âne robuste et, malgré ce privilège dû à son rang, il buvait bien plus que les marcheurs. Se doutant que ce voyage ne serait pas une partie de plaisir, il n’avait pourtant pas prévu que ces étendues désertiques lui feraient horreur à ce point.
D’une humeur massacrante, le savant avait vainement tenté d’élaborer un plan pour se débarrasser du jeune colosse. Il sentait ce dernier plus méfiant qu’un fauve et capable de réagir avec violence. Et comment l’éliminer sans attirer les soupçons de l’orfèvre ? Si Paneb refusait de continuer, Daktair ne mettrait pas la main sur l’un des secrets majeurs de la confrérie.
Il lui fallait donc attendre que les produits fussent récoltés. Ensuite, il aviserait.
Devant lui, les mineurs ralentirent.
— Je n’ai pas donné l’ordre de stopper !
— Ça n’avance plus.
Énervé, Daktair remonta la colonne.
À l’avant, Thouty s’était assis sur un bloc, le dos du soleil. Les hommes et les bêtes buvaient à petites gorgées.
— Que se passe-t-il ?
— Une halte imprévue, répondit l’orfèvre. Ce ne devrait pas être long, et un peu de repos ne fera de mal à personne.
— Où est ton compagnon ?
— Il est parti vers le monticule, là-bas, avec deux chercheurs de pierres précieuses.
— Mais... ce n’est pas le but de l’expédition !
— Va dormir un peu.
— Rappelle ces hommes immédiatement.
— Attendons tranquillement leur retour. Plus tu t’agites, plus tu auras soif.
Thouty offrit une figue à Daktair qui la refusa et reprit place à l’arrière de la troupe. Aucun mineur ne lui témoignait de la sympathie, alors que beaucoup d’entre eux venaient partager avec l’orfèvre les souvenirs des expéditions antérieures.
— Fabuleux ! s’exclama Paneb en revenant du monticule. Regarde un peu ce que les prospecteurs m’ont permis de récolter.
Sous les yeux de Thouty, il étala des cristaux en forme de dodécaèdres qui dissimulaient des cornalines, des jaspes rouges et des grenats. Certains gros grenats étaient déjà dégagés de leur gangue et se présentaient comme des chapelets de sphères.
— Ils ne se sont pas moqués de toi, jugea l’orfèvre.
— Nos amis estiment qu’il n’est pas nécessaire de montrer ces pierres à Daktair et de les faire enregistrer par un scribe. Après tout, ce ne sont que de gros cailloux.
— D’un point de vue profane, c’est exact. Et il y a déjà tellement de paperasses à remplir...
— On pourrait peut-être repartir ? Daktair doit s’impatienter.
Un soldat accourut vers les deux artisans.
— On a repéré trois coureurs des sables sur la colline... Ils nous ont observés pendant quelques instants avant de disparaître. Des éclaireurs, sans nul doute.
— Faut-il prévoir une attaque ? demanda Paneb.
— Pas forcément... Ces pillards sont des lâches, et ils ne s’attaquent qu’à des caravanes mal protégées. Néanmoins, nous allons prendre les précautions nécessaires. Des archers vont demeurer à vos côtés et, la nuit, nous établirons des tours de garde.
On repartit d’un pas plus lourd, non sans observer les alentours avec la peur de voir surgir une bande armée.
Au fil des heures, la crainte s’estompa, d’autant plus qu’aucun des puits jalonnant la piste n’avait été obstrué ou souillé.
L’intendance était bien assurée, le moral de la troupe excellent. Paneb, qui avait porté sur son dos un jeune mineur victime d’une insolation, s’était attiré toutes les sympathies, et nul ne se plaignait de l’allure imprimée par Thouty.
Les prospecteurs vérifiaient leurs cartes et remplissaient leurs bourses en cuir d’échantillons de minerais qu’ils étiquetaient avec soin.
— Ce sera notre dernier bivouac avant l’arrivée sur le site, demain, en fin de matinée, annonça Thouty. Ce soir, festin pour tous : bœuf séché et vin rouge.
Alors que les mineurs entonnaient des chants à la gloire du pharaon et de la déesse Hathor, souveraine des métaux précieux, Daktair s’approcha des deux artisans.
— Nous n’avons pas échangé un seul mot au cours de ce voyage... Peut-être serait-il temps de conclure la paix, suggéra le savant.
— Pourquoi pas ? répondit Thouty. Assieds-toi et bois.
— Jamais d’alcool, merci.
— Ça te rendrait de meilleure humeur, suggéra Paneb.
— Nous nous mettrons au travail dès demain, je suppose ?
— Exact, approuva l’orfèvre.
— Ne serait-il pas temps de me révéler comment vous comptez procéder ? Je suis ici pour vous aider et vous faire profiter de ma science.
— Nous n’en doutons pas, Daktair, mais il vaut mieux que tu te préoccupes de notre sécurité.
— Les soldats s’en chargent ! Ce qui m’intéresse, c’est la nature et la quantité des matériaux que nous rapporterons à Thèbes.
— Il est l’heure de dormir, décida Thouty.